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« IL » se tenait à l’entrée de la salle, très droit dans son éternelle tenue de clergyman, à croire qu’« IL » la portait déjà à sa naissance – s’il était né un jour. Sur le large visage d’un jaune olivâtre, un sourire tendait des traits aux méplats accusés. Mais les yeux couleur d’ambre, qui ne cillaient jamais, reflétaient un esprit pour lequel les concepts de loi, de pitié étaient vains.

— Décidément, Ming, fit Bill Ballantine, vous ne pouvez pas vous passer de nous. Le commandant et moi nous trouvions à Bruxelles, et vous y étiez aussi. À présent, nous sommes ici, au cœur de ce désert, et vous apparaissez comme un diable monté sur ressorts jaillit de sa boîte.

Le sourire de l’Ombre Jaune se fit plus large, découvrant des dents de fauve. Monsieur Ming était un être humain et, pourtant, rien en lui n’était humain. Il parla. De cette voix qui, à certaines intonations, faisait penser au feulement d’un tigre lancé sur sa proie.

— C’est peut-être vous qui êtes sans cesse sur ma route, Mister Ballantine… vous et monsieur Morane… Quand donc cesserez-vous de vous dresser sur mon chemin ?

Et, de la main, le Mongol fit le geste de chasser une mouche importune. En même temps, ses regards s’étaient fixés avec insistance sur Lin. Et il dit encore :

— Cette CHOSE

Il y eut un silence. Total. Depuis un long moment déjà, le phonographe avait cessé de lancer sa rengaine, mais personne ne s’en était rendu compte. Tout fait, même le plus anodin, était effacé par la formidable présence de l’Ombre Jaune.

Finalement, Bob Morane demanda :

— Pourquoi… cette CHOSE ?…

Cette fois, Ming pointa directement le doigt en direction de Lin.

— Comment voulez-vous que j’appelle ÇA ? Il eut un rire grinçant avant de glisser :

— Vous voulez bien que je vous appelle Bob, n’est-ce pas ?… Ne sommes-nous pas de très vieux… ennemis… ou amis… Cela dépend de vous…

Morane ne broncha pas. Laissa l’Ombre Jaune poursuivre :

— Mais revenons à cette… CHOSE… – il continuait à désigner Lin. Car il s’agit bien d’une chose… Pas d’un être vivant dans le sens où le comprend la nature… Je l’avais créée en souvenir de ma nièce Tania Orloff, et je lui ai donné ses traits et même ses caractéristiques biologiques, quand celle-ci était encore adolescente… Une adolescente dont je me souviens toujours avec tendresse… Car je suis capable de tendresse… parfois… rarement… Oh ! très rarement… Oui, j’aimais ma petite Tania quand elle était encore presque une enfant… Elle m’aimait, elle aussi, et m’était reconnaissante pour tous mes bienfaits… Aujourd’hui elle me délaisse…

Tania Orloff. Adulte, elle servait son oncle, était sa complice, puis elle l’avait trahi par amitié, ou par amour pour Bob Morane. Mais peut-être Ming l’ignorait-il, ou feignait de l’ignorer.

L’Ombre Jaune continuait, toujours en désignant directement Lin :

— Oui, j’ai créé cette CHOSE, à l’image de ma petite Tania. Mais elle m’a trahi, elle aussi. Elle s’est faite la complice de mes ennemis en usant des pouvoirs que je lui ai transmis. C’est pour cette raison qu’à présent je vais la détruire. Oh ! rassurez-vous, ce ne sera pas un crime… On ne tue pas un objet. On le détruit, comme je viens de le déclarer… Voilà pourquoi, à Bruxelles, je vous ai dit : «… Prenez garde à LUI… C’est de cet… objet que je voulais parler…».

C’est alors que Morane se souvint de ce que Lin avait dit, à Londres : «… Je pourrais être quelqu’un d’autre aussi… Ou quelque chose d’autre… Une Cyborg par exemple… Ou une Olog…» Là, elle ne mentait pas. Et, quand elle avait ajouté : «… Je suis bien un être de chair », là elle mentait.

À la menace de Ming, le petit corps de Lin s’était raidi, mais son visage n’avait marqué aucune crainte. Nulle peur n’avait troublé son regard. Et, tout de suite, Bob comprit ce que, peut-être, déjà, il avait soupçonné. Des soupçons que Monsieur Ming confirma, s’adressant toujours directement à la fillette – ou à ce qui était censé être une fillette :

— Vous n’êtes qu’une machine, et une machine, ça se construit… et ça se détruit… Vous étiez mon œuvre et vous m’avez trahi et…

Lin, pourtant si diserte d’habitude, gardait maintenant le silence, demeurait immobile. Un silence et une immobilité presque tragique. Mais pouvait-il y avoir du tragique dans un androïde, si perfectionné fût-il ?

— … Je vais vous détruire, enchaîna l’Ombre Jaune.

Il tendit la main droite. Cette main postiche, mais plus puissante, plus habile qu’une vraie main. Au creux de la paume, il y avait une petite boîte noire, minuscule, à peine de la taille et de l’épaisseur d’une pochette d’allumettes.

À cette vue, Lin se raidit davantage encore. Eut un instinctif mouvement de recul. Trop tard. Issu de la minuscule boîte noire, un léger grésillement s’était fait entendre.

 

*

* *

 

Un long moment de silence. Total. La petite Lin s’était soudain changée en statue. Son visage n’était plus qu’un masque qui, pourtant, pâlissait de plus en plus, jusqu’à atteindre la complète blancheur de la craie.

Alors, et ce fut brusque, Lin bascula soudain en arrière. D’une pièce. Et elle toucha le sol, toute raide, avec un bruit creux.

Il y eut un moment d’attente, comme pour laisser le temps au phénomène de destruction de se déclencher. Puis, le petit corps se fragmenta en une multitude de petits cubes d’une matière indéfinissable faisant penser à des éléments de mosaïque. Et cela se termina par une lente dissolution de l’organisme artificiel. Un peu comme le sucre fond dans un liquide, mais ici sans laisser d’autres traces sur le sol que quelques débris de matière difficilement identifiable, de métal inconnu, de plastique simulant la chair, de cristaux de germanium. Tout ce qui restait de Lin. La petite Lin qui avait les traits de Tania Orloff enfant.

Ignorant tout jusqu’alors des actes de l’Ombre Jaune, Boadicée s’était laissée tomber, en hurlant d’horreur, sur une chaise mexicaine qui avait gémi sous son poids. Puis, les mains sur le visage, elle avait éclaté en sanglots.

Bill Ballantine, les poings serrés, s’était avancé d’un pas en direction du Mongol, clamant :

— Vous êtes un assassin, Ming !… Un assassin !… Le rire de l’Ombre Jaune.

— Un assassin, Mister Ballantine. Il s’agissait d’une machine… Perfectionnée peut-être, mais une machine quand même. Et on ne tue pas une machine… On la détruit, je le répète…

Bob Morane, lui, n’avait pas bronché. Tout juste si on aurait pu constater une légère contraction de ses muscles masséters. Bien sûr, Lin n’était qu’une machine, un Cyborg mais, à Londres, elle leur avait sans doute sauvé la vie, à Bill et à lui. En outre, elle avait les traits de Tania enfant…

« UNE MACHINE… Ce n’était qu’une machine ! », se répétait-il avec force, comme pour s’en convaincre.

Ming continuait de parler.

— J’avais imaginé cette… chose à l’image de ma nièce Tania Orloff, et je lui avais donné des pouvoirs surhumains. Mais elle m’a trahi… En même temps, ces pouvoirs se sont accrus, sont devenus quasi cosmiques… presque égaux aux miens… De ma créature elle est devenue mon ennemie… C’est pour cela que j’ai dû attendre le moment propice pour la détruire. Elle menaçait de compromettre mon plan de remodelage de l’Histoire dont dépend la toute-puissance du Shin Tan et la mienne… Ce moment est venu… Le petit monstre n’est plus…

Ming avait prononcé cette dernière phrase, en forme d’épitaphe, avec une emphase qui en disait long sur la satisfaction que lui procurait son crime… Si crime il y avait.

Un silence s’établit, troublé seulement par Boadicée, dont le grand corps tressautait à chaque sanglot.

Bob Morane et Bill Ballantine échangèrent un regard qui leur était coutumier pour se concerter avant d’agir. Mais Ming les devança.

— Je devrais vous éliminer également, commandant Morane, et vous, Mister Ballantine… Mais je ne puis toujours pas oublier que jadis, le commandant Morane m’a sauvé la vie, me permettant, sans le savoir, de poursuivre mon œuvre… Une reconnaissance qui me pèse lourdement mais à laquelle, en dépit de tous mes efforts, je ne parviens pas à me soustraire… Oui, commandant Morane, c’est grâce à vous que je puis continuer mon action… Sinon, la mort m’en aurait empêché… Vous êtes donc un peu mon complice, que vous le vouliez ou non… Morane intervint :

— Ce jour-là, Ming, dans ce temple de Çiva, dans la Vieille Cité de Golconde, j’aurais dû vous laisser vous vider de votre sang…

L’Ombre Jaune parut ne pas avoir entendu. Il poursuivait :

— Quant à Mister Ballantine, si je ne lui dois rien, il est inclus dans la reconnaissance que je dois à son ami… On ne peut pas frapper Castor sans blesser Pollux… Une fois encore donc, je vous laisserai une chance à tous deux… et en même temps à la douce Boadicée… Si vous réussissez à franchir la barrière magnétique dont j’ai entouré cet endroit, vous serez saufs… Dans le cas contraire, vous finirez par mourir ici, de faim et de soif… Ce sera une mort horrible, mais digne de vous…

Au-dehors, il y eut un soudain brouhaha… Des appels… Des cris… Puis une série de détonations…

Un bref instant de stupeur, à l’issue duquel, instinctivement, les quatre occupants de la pièce se tournèrent vers la porte, au-delà de laquelle avaient éclaté les détonations.

Il y eut un nouveau coup de feu. Plus proche cette fois…

Touché en plein front, l’Ombre Jaune bascula en arrière. S’écroula sur le dos. D’une pièce. Tel un arbre frappé par la foudre.

Nouvel instant de stupeur. À l’issue duquel Bob Morane s’approcha de Ming, pour s’accroupir à ses côtés, lui tâter les carotides.

Au bout d’un moment, Bob releva la tête, se tourna vers Bill et Boadicée toujours prostrée, dit simplement :

— Mort !

L’Écossais hocha la tête. Un hochement de tête qui n’avait de signification que pour Morane et pour lui.

Bob se retourna brusquement au moment où, venant du dehors, un bruit sec de hauts talons retentissait…

 

Les Nuits de l'Ombre Jaune
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